Ayant recouvré la liberté, l’indomptable bouledogue avait pris le chemin de l’hydrobase, terrorisant au passage les habitants du village des pêcheurs ; arrivé à destination, il n’avait évidemment eu aucune peine à s’imposer à la horde de laobés chétifs qu’il avait trouvés là. Devenu leur roi, il avait réorganisé la meute, choisissant lui-même les chefs de bande et se constituant un harem d’une centaine de chiennes choisies parmi les plus belles. Alors avait commencé en toute majesté son règne absolutiste sur le territoire de sable et de filaos qui s’étend à perte de vue jusqu’à l’embouchure où le fleuve, à bout de course, se jette dans le vaste océan. Au hasard des conversations et des informations captées par ci par là par mes oreilles de chien à l’affût, j’appris encore bien d’autres choses étonnantes sur l’audacieux bouledogue qui était en fait très connu dans tous les villages situés au nord de la langue de barbarie et jusque dans le gandiole.
Je fus alors saisi d’une admiration sans bornes pour le molosse et dans mon for intérieur je me dis que les chiens de Ndar, toutes races confondues, pouvaient être fiers de lui car il était la preuve vivante que les êtres humains n’étaient pas les seuls à savoir le prix de la liberté ni les seuls à être prêts tout sacrifier pour elle. J’étais alors à mille lieues de me douter qu’un jour je régnerais moi aussi sur une partie de cette bande de sable si singulière qui sépare le fleuve de l’océan. Cette bande de sable qui fut jadis le repaire des fauves les plus redoutables : loups, tigres, lions, panthères, mais aussi des flibustiers gandiolais qui pillaient sans relâche les épaves des navires échoués au large des côtes instables de Ndar.
Certains jours, mon maître et moi traversions le pont Faidherbe à pied. Je raffolais de ces promenades au dessus du fleuve au cours desquelles j’étais parfois tenu en laisse mais où le plus souvent mon maître me laissait trotter librement devant lui. C’était d’ailleurs pour lui le meilleur moyen de facilement se frayer un chemin et de marcher à son aise sur la passerelle réservée aux piétons toujours encombrée par un flot incessant de piétons qui allaient et venaient nuit et jour mais qui, dès qu’ils me voyaient, s’empressaient de me céder le passage. Je riais intérieurement de la couardise de ces poltrons et en même temps j’étais heureux et fier d’ouvrir la voie à mon maître, lui permettant ainsi de progresser sans encombre. Parfois, excité par je ne sais quel petit démon facétieux, je m’amusais à faire peur aux piétons en retroussant mes babines et en prenant un air agressif qui faisait fuir les plus téméraires. Mais cela n’était pas du goût de mon maître qui me grondait alors sévèrement et me ramenait à l’ordre.
Une fois d’ailleurs, une femme peuhle qui s’était trouvée sur mon chemin avait eu si peur qu’elle avait laissé tomber la calebasse de lait caillé qu’elle tenait en équilibre sur sa tête. L’onctueux et précieux liquide contenu dans la calebasse s’était alors répandu sur les planches du pont et la laitière, affolée, s’était mise à trépigner comme une hystérique tout en poussant des cris stridents. Quelque peu décontenancé par ce qui s’était produit, je m’étais arrêté net, attendant que mon maître arrivât sur les lieux pour calmer le jeu. La tête baissée, j’étais même un peu honteux, bien que je ne fusse pas responsable de cet incident car je n’avais pas du tout cherché à terroriser la laitière. Un petit attroupement s’était déjà formé mais se tenait à distance respectueuse (à suivre…)