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VIES DE CHIEN (61)

Mercredi 31 Octobre 2012


L’aïeul de mon maître avait écrit ce long poème en prose, rimé du début à la fin, au retour du jihad du Cheikh Omar Foutiyou Tall dans l’armée duquel il avait combattu jusqu’aux falaises de Bandiagara et dont il était miraculeusement revenu sain et sauf. L’œuvre magnifique de cet homme exceptionnel comportait aussi des panégyriques dédiés au Cheikh Omar Foutiyou et à ses hauts faits d’armes ainsi qu’une petite autobiographie dans laquelle il donnait des détails sur sa propre vie. Ainsi, on pouvait y apprendre qu’il était le fils de Baba Hampaté Sy, un riche berger du fouta toro et de Zeinab Mint Ahmedou, une mauresque du Trarza. Devenu très tôt orphelin à la suite de la mort de son père et de sa mère qui s’étaient tous deux noyés à la suite du chavirement, au large du village de Boghé, d’une pirogue dans laquelle ils avaient embarqués, c’est son oncle maternel, un certain Amadou Dembel Sow, qui l’avait élevé et initié à l’étude et à l’exégèse du Coran.

A la mort de son oncle qui le chérissait et qui n’avait pas laissé d’héritier mâle, il avait hérité des troupeaux de ce dernier et était devenu berger. Puis il avait épousé sa cousine germaine Aïssata Bodiel Bâ dont il avait eu une fille et trois garçons parmi lesquels Birama Sy, le grand père de mon maître, dernier né de ses enfants. Quelques années après la naissance de celui-ci, Thierno Bocar Sy s’engagea dans les troupes du marabout Cheikh Oumar Foutiyou qui prêchait la guerre sainte contre les envahisseurs français dirigés par le général Faidherbe. Il confia sa famille et ses troupeaux à l’aîné de ses enfants, Samba Gueladio, jeune homme d’une vingtaine d’années mais d’une grande maturité physique et spirituelle malgré son jeune âge. La suite de l’autobiographie de Thierno Bocar Sy était un récit des péripéties de campagne et des différentes batailles auxquelles il avait pris part au cours du jihad Omarien contre l’armée coloniale dix fois mieux armée que les bataillons toucouleurs mais qui eut pourtant toutes les peines du monde à venir à bout de leur héroïque résistance.

Mon maître tenait à ce précieux ouvrage comme à la prunelle de ses yeux. Il le considérait comme une relique familiale et était très fier d’en être le dépositaire. Il l’avait plusieurs fois montré aux jumeaux Assane et Ousseynou en leur demandant d’en prendre à leur tour le plus grand soin s’il venait à quitter ce monde. Mon maître avait d’ailleurs fait faire une petite commode vitrée en bois d’ébène où l’œuvre de son aïeul était conservée à côté de traités religieux et d’exemplaires du Coran qui avaient appartenu à son grand-père. Il était le seul à en posséder la clé et personne en dehors de lui n’était autorisé à l’ouvrir, ce qu’il faisait chaque fois qu’il venait en visite à Balakoos.

Il prenait alors le livre de son aïeul et l’ouvrait avec un respect quasi religieux, lisant lentement les passages qu’il parvenait à déchiffrer. Puis lorsqu’il avait terminé, il refermait le livre et le remettait dans sa commode, avec le même tremblement, avant de s’étendre de tout son long sur le lit de son grand-père. C’était un véritable cérémonial et je m’étonnais toujours de voir mon maître témoigner tant de vénération à des objets qui eussent dû n’être pour lui que d’insignifiants vestiges d’un passé révolu. Mais cela semblait être l’exact contraire et, après chaque visite à Balakoos, mon maître rentrait toujours un peu changé, plus rêveur et comme dans une sorte de transe à la maison. Lui qui était pourtant si ouvert aux idées modernes, avait-il donc tant le souci de ses origines ? Gardait-il secrètement enfouie en lui une irréductible fierté identitaire ? ( à suivre…)