Cependant, mon maître ne se contentait pas d’ébranler, par presse interposée, la conscience de l’intelligentsia Sunugalienne ; il participait aussi activement aux fameuses « marches bleues » régulièrement organisées dans toutes les villes de Sunugaal par les partis d’opposition regroupés au sein d’une coalition décidée à en finir avec le président Ndiol Taala. Ce dernier, sans doute affolé par l’ampleur grandissante du mouvement populaire orchestré par l’opposition multipliait les maladresses, mettant de l’eau dans le moulin de ses adversaires qui ne réclamaient rien moins que sa démission. Quant à Allaji Gorgui, sa popularité ne cessait de croître au fur et à mesure qu’approchait l’heure fatidique du scrutin.
Malgré son âge avancé (quatre vingt ans selon certaines sources autorisées) il continuait de sillonner le pays en long et en large et prenait la parole pendant des heures au cours de meetings monstres où les foules sunugaliennes, entièrement acquises à sa cause, l’ovationnaient et le portaient en triomphe. L’immense majorité des jeunes en âge de voter s’était rangée derrière Allaji Gorgui qu’elle adulait littéralement. Ce dernier provoquait de véritables scènes d’hystérie collective lorsqu’il s’adressait à la jeunesse dont, fait étrange, il était devenu l’idole t qui l’imitait jusque dans sa façon de parler et de s’habiller. Il faut dire que cette « Gorguimania » en vogue chez les jeunes sunugaliens avait été grandement favorisée par les propos très malheureux de Ndiol Taala qui, dans un moment d’énervement les avait traités de minables et de bons à rien ! Ses partisans continuèrent néanmoins à faire de la résistance et multiplièrent les tentatives pour renverser la tendance nettement favorable au vieux lion de la politique sunugalienne, leur adversaire du moment.
Toujours est il que le 19 mars 2000, Ndiol Taala, président de la deuxième république laïque et démocratique de Sunugaal fut emporté par un véritable raz-de-marée électoral.
La stratégie de tir groupé adoptée par les partis d’opposition avait largement porté ses fruits et avait fini par avoir raison de l’homme qui avait régné sur le pays pendant deux décennies successives ! Cependant, Ndiol Taala qui était aussi sage qu’il était grand, sentant que la messe était dite, avait appelé son challenger pour le féliciter de sa victoire avant même la proclamation des résultats officiels, coupant court du même coup aux velléités putschistes des faucons de son camp prêt à s’opposer par la force à la volonté populaire. On ne peut pas dire qu’il n’avait pas le sens de l’anticipation ce Ndiol Taala ! En tout cas, son coup de téléphone, assimilé par beaucoup à un jet de l’éponge, avait aussitôt été répercuté par les médias nationaux et internationaux. Le peuple qui n’est toujours que du côté des vainqueurs avait bruyamment manifesté sa joie de voir qu’en définitive c’est lui qui avait le dernier mot.
Quant à Allaji Gorgui et ses patisans, ils avaient évidemment poussé un triomphal cri de victoire et annoncé à qui voulait l’entendre qu’une ère nouvelle s’ouvrait désormais pour Sunugaal. Comme tous ceux qui avaient œuvré d’une manière ou d’une autre au changement tant désiré, mon maître avait lui aussi éprouvé un grand soulagement et partagé l’euphorie que procurait cette victoire de la démocratie. En même temps il éprouvait une certaine fierté à la pensée qu’un pays petit et pauvre comme Sunugaal pût donner une leçon de maturité politique au monde entier. Las ! Son enthousiasme fut de courte durée et sa déception sans commune mesure avec sa joie initiale (à suivre…)