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Pour une valorisation du patrimoine national en Afrique

Lundi 20 Septembre 2021

Toutes les quelques années, le débat sur le déboulonnement de la statue de Faidherbe à Saint-Louis fait rage au Sénégal. La question de fond, non encore résolue, persiste : que et qui célébrons-nous dans l’espace public ?


« Tu vois la place Maréchal Leclerc au croisement des rues Hugo et Carnot ? Prends à droite sur avenue Jules Ferry et, à ta gauche, tu arriveras à la rue Maréchal Foch ». Bordeaux, Poitiers, Dakar ; les indications se valent.

Indéboulonnables, ces noms trônent au centre des villes de millions de Sénégalais. Combien savent qui se cache derrière ? À force d’emprunter tous les jours le même axe, routine quotidienne oblige, les patronymes qui habillent ses rues – auxquels peu s’identifient – ne deviennent plus que de simples repères spatiaux. On s’y attache. On se les approprie.

Vivre avenue Faidherbe, c’est adopter une identité géographique indissociable du nom de l’intéressé, qui déterminera l’appellation de la boulangerie, la pharmacie, la gendarmerie, l’hôtel, le guichet automatique, la station-service, etc. Il devient lieu de vie ; théâtre d’interminables discussions autour du thé, d’embouteillages à la descente du travail, de négociations avec le commerçant du coin. Devenu partie intégrante de notre quotidien, on en vient presque à oublier qu’il appartient au gouverneur colonial qui industrialisa la conquête du Sénégal par l’empire français au milieu du 19ème siècle, comptable de la mort de milliers de personnes et de la destruction, par le feu, de dizaines de villages.

Une démarche pédagogique voudrait que le public soit informé du contexte derrière telle ou telle inscription dans l’espace public : « Avenue Faidherbe. Gouverneur colonial du Sénégal (1954-1961, 1963-1965) » ; « Bibliothèque Mariama Bâ. Romancière, auteure d’Une si longue lettre (1929-1981) » ; « Théâtre Laba Sosseh. Musicien, premier disque d’or africain (1943-2007) », « Place Lamine Senghor. Tirailleur, militant anticolonialiste (1889-1927) ». Mais il s’agit également de se questionner sur leur portée symbolique.

Quelles mémoires célébrer ?      

Le 18 juin 1940 est bien connu à travers la « francophonie » : le fameux discours du général Charles de Gaulle appelant à la résistance face à l’occupation de l’Allemagne nazie et son allié le régime de Vichy. Le gouverneur d’alors du Tchad, Felix Eboué, sera d’ailleurs l’un des premiers cadres politiques à soutenir de Gaulle, depuis Brazzaville, capitale de la « France libre » entre 1940 et 1943. À Dakar et Bamako, comme dans toutes les villes de France, existe au moins une référence à cet évènement. Qui, à l’inverse, se souvient du cinglant réquisitoire anti-impérialiste de Lamine Senghor devant la Ligue contre l’impérialisme, réunie à Bruxelles le 11 février 1927 ? Un discours sur l’occupation coloniale, qu’il appelle à « détruire et remplacer par l’union des peuples libres ». Quel est, alors, le sens de disposer d’une rue célébrant, dans les artères des capitales sénégalaise et malienne, la première date quand aucune ne porte référence à la seconde ?

Une même date peut, par ailleurs, commémorer deux réalités diamétralement opposées. Selon le point de vue, le 8 mai 1945 est synonyme de libération ou de carnage. En Europe, il s’agit de la capitulation de l’Allemagne et la victoire des Alliés. En Algérie, pour avoir osé exiger leur propre libération du joug colonial au cours du défilé célébrant la fin de la guerre, des milliers (sans doute plusieurs dizaines de milliers) d’Algériens furent tués dans les villes de Sétif, Guelma et Kherrata. Entre l’arrêt de bus 8 mai 1945 à Paris ou la place du 8 mai 1945 à Lyon et l’aéroport 8 mai 1945 à Sétif ou l’université 8 mai 1945 à Guelma, deux mémoires se font face.

L’odonyme (nom propre désignant une voie de communication) est ainsi tout autant porteur d’information que d’une mémoire spécifique. Si une rue, une place, un pont, une gare, une université arborent fièrement un nom, c’est parce que quelqu’un l’a ainsi décidé. À ce propos, l’historien Khadim Ndiaye explique : « Les colonisateurs n’ont pas érigé la statue de Faidherbe en 1887 par hasard. C’est quand tous les résistants ont été vaincus par la puissance des canonnières que la statue de Faidherbe a été érigée au milieu de Saint-Louis en signe d’allégresse. Lat Dior est assassiné en 1886, la statue est inaugurée le 20 mars 1887 pour célébrer la victoire sur les résistants et montrer la grandeur de la métropole ».

Ainsi, la Libération de 1944-1945, commémorée par la longue avenue longeant le port de Dakar, fait bien référence à celle de l’Europe, et non du Sénégal. Au même moment, à Thiaroye, des centaines de tirailleurs africains, la plupart enrôlés de force dans l’armée française, étaient froidement exécutés pour avoir réclamé la compensation qui leur revenait de droit. De même, en mai 2018, en réponse à l’inauguration de la « Place de l’Europe » sur l’île de Gorée – siège multiséculaire de la déshumanisation des Africains asservis et déportés vers les Amériques – le philosophe Felwine Sarr fustigeait cette « haine de soi et [ce] viol de sa propre mémoire ».

Le piège de la récupération                                

Comme l’indique le sociologue Alioune Sall, dit Paloma, « il faut que le nom ait un sens, c’est-à-dire qu’il renvoie à une signification et à une direction », car « nommer est un acte de pouvoir ». Aucune inscription n’est anodine ; elle est le résultat d’un choix politique. Ces dernières années, la figure de Cheikh Anta Diop a été largement remobilisée. Tout le monde semble désormais l’ériger en référence, lui qui fut combattu de toutes parts jusqu’à son dernier souffle. Comment se fait-il que l’université qui porte son nom, et qui abrite depuis un an une statue à son effigie, n’enseigne pas ses travaux ? En ce sens, l’odonyme peut aussi servir d’alibi aux gouvernants souhaitant s’assurer une légitimité populaire face à l’Histoire.

Ne peut-on pas se questionner sur le sens de rebaptiser cinq lycées, en février 2020, au nom d’Aminata Sow Fall (Patte d’Oie) et Cheikh Hamidou Kane (Mbao) alors que l’édition au Sénégal peine à survivre ; d’Ousmane Sembène (Yoff) et Ousmane Sow (Diamnadio) alors que les arts visuels ont été relégués au fond de la classe ; d’Amath Dansokho (Ouakam) alors que tous les principes politiques pour lesquels il s’est battu sont systématiques bafoués ? Ce à quoi s’ajoute cette obsession de « rentrer dans l’Histoire » : le CEM (Collège d’enseignement moyen) de Darou Salam, sous l’impulsion de son frère maire de Guédiawaye, porte déjà le nom du président Macky Sall. Au Cameroun, le plus grand stade du pays, construit pour la Coupe d’Afrique des nations de football 2021, honore l’actuel président Paul Biya. Alors qu’en Côte d’Ivoire, après seulement deux ans au pouvoir, Alassane Ouattara décidait que l’université de Bouaké porterait son nom.

La question de fond qui se pose ici est celle de la conservation du patrimoine national, sous toutes ses formes. Matériel à travers, notamment, la réhabilitation des lieux et bâtiments emblématiques du pays et la restitution des biens culturels. Immatériel par la restitution des archives audiovisuelles conservées dans les fonds étrangers et une révision approfondie des odonymes. Humain par un soutien franc aux artistes et jeunes âmes créatives. Pour que personne ne puisse dire, quand il sera trop tard : « Elles ont fait de leur mieux, malgré les obstacles. Si seulement on les avait davantage soutenues de leur vivant ».

Florian Bobin est chercheur en histoire.

 


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