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Sur la distinction entre Droit naturel et droit de nature (ou loi de nature) dans la pensée politique de Jean-Jacques Rousseau

Mercredi 13 Avril 2016

Une réflexion sur le paradigme du Droit naturel et le problème de l'origine du pouvoir politique mais aussi et surtout des conditions de sa légitimité. L'article constitue un prolongement du débat sur mon Livre "Comprendre Du contrat social...", sorti en novembre 2015. Un complément efficace dans la prise en charge du Programme de philo Un complément d'idées pour les élèves de Terminales et professeurs


Sur la distinction entre « Droit naturel » et « Droit de nature » (ou Loi de la nature) dans la pensée politique de Rousseau.
Réponse à M. Gabriel Ndour

Le 25 février 2016, à l’occasion du débat qui a suivi la présentation de mon livre « Comprendre Du contrat social… » à l’Institut français de Saint-Louis, vous m’avez reproché, arguments à l’appui, d’avoir fait une interprétation maladroite voire erronée du concept de « Droit naturel» chez Rousseau. Plus précisément, vous récusez la distinction que j’ai établie entre le « Droit naturel » et le « Droit de nature » dans le système politique de Rousseau, tel qu’exposé dans Du contrat social. Rien de plus normal pour un intellectuel qui, de surcroit, est philosophe. Alain ne disait-il pas que le « oui » est le signe d’un homme qui dort, d’une non-pensée pour ainsi dire.
Ayant déjà averti dans l’avant-propos de mon livre que mon intention n’était point d’apporter « la » vérité sur la pensée politique de Rousseau, mais seulement de provoquer la réflexion et le débat sur un ouvrage (Du contrat social) qui me semble aujourd’hui encore d’actualité, je ne peux que me réjouir de vous voir adopter cette posture. Et vous remercier à tous égards. Je suis sensible, du reste, à l’honneur que vous me faites, en lisant mon livre et, surtout, en rehaussant par vos analyses sagaces, le niveau du débat.
N’ayant pas eu, séance tenante, la possibilité de réagir à votre interpellation, permettez-moi de vous apporter ici quelques éléments de réponse. Non que je veuille polémiquer, car lorsque les mots sont utilisés à des fins polémiques ils perdent leur qualité d’instruments de dialogue, pour se transformer en clichés. Considérez plutôt, cher collègue, cette « réponse » comme la suite logique (et souhaitable, je l’espère) du débat d’idées que la présentation de mon livre a suscité. J’espère que vous me concéderez volontiers d’avoir choisi de vous répondre par une « Lettre » pour clarifier mes positions, et de perpétuer ainsi une tradition philosophique, quoique n’étant pas philosophe. Descartes, Spinoza, Rousseau et bien d’autres ont adressé des correspondances à leurs objecteurs, pour clarifier leurs pensées.
Pour me prêter courtoisement à cet exercice des plus humanisants – « le dialogue humanise le monde », disait Annah Arendt -, je me propose d’abord de revenir sur la notion de « Droit naturel ». Tel qu’utilisé chez les Modernes, le Droit naturel renvoie à un paradigme philosophique et juridique qui entend fonder les rapports de commandement-obéissance, et le droit politique qui les définit, sur la Raison humaine. Je dis bien chez les Modernes, car on peut faire remonter l’émergence du droit naturel, comme catégorie philosophique, à l’Antiquité. Mais cette séquence historique n’entre pas dans mon propos. Le Droit naturel moderne est né au XVIIème siècle, avec des auteurs comme Hugo Grotius (Du droit de la guerre et de la paix, 1625), Thomas Hobbes (De cive, 1642 ; Léviathan, 1651), Pufendorf (Droit de la nature et des gens, 1672), Locke (Second traité de gouvernement civil, 1689), avant de s’affirmer au 18ème siècle avec Burlamaqui (Principes du droit naturel, 1747), Rousseau (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité…, 1754, Du contrat social, 1762), Fichte (Fondement du droit naturel, 1796). D’autres auteurs comme Kant, Leo Strauss et John Rawls ont recouru à ce concept pour (re)penser le pouvoir politique et la question de sa légitimation.
Par-delà la divergence des positions sur le fondement et les finalités du pouvoir politique, ces auteurs s’accordent à reconnaître que l’homme possède des droits qui sont inhérents à sa nature d’homme : la liberté, l’égalité, le droit à la vie, etc. Ces droits originaires sont imprescriptibles et, comme dit Rousseau inaliénables. Le droit politique positif (les Constitutions en vigueur dans tel ou tel État) ne les octroie pas, parce qu’ils sont antérieurs à l’établissement de l’ordre politique. Ce type de pensée, déterminante dans la philosophie politique moderne, se fonde sur une prémisse : tous les hommes disposent d’une égale liberté naturelle. En ce sens, nul n’a, par nature, le droit de commander à son semblable. Donc le pouvoir politique, pour être légitime, doit reposer non sur le « Droit de nature » (la Loi naturelle), mais sur une convention, un contrat (nullum imperium sine pacto).
C’est sur la base de cette postulation que Rousseau définit les conditions de légitimité du pouvoir politique. Dans le système politique de Rousseau, le Droit naturel apparaît alors comme ce qui constitue la limite infranchissable de la sphère d’action du souverain. Pour le citoyen de Genève, la préservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme est la condition d’acceptabilité et, surtout, de légitimité du Gouvernement quelle que soit sa forme. Ainsi, lorsque Rousseau aborde dans le Discours sur l’inégalité le problème de l’origine de l’inégalité politique (ou morale), il soutient que celle-ci est contre-nature, c’est-à-dire qu’elle n’est pas autorisée par la Loi naturelle. L’inégalité qui est autorisée par la loi naturelle est l’inégalité « naturelle ou physique » : inégalité des forces corporelles, inégalité des qualités de l’esprit, inégalité de la santé des corps. Quand Rousseau écrit dans le second Discours qu’ « on ne peut fonder en nature ni l’inégalité ni la domination », comprenez donc, mon cher ami, qu’il s’agit bien de l’inégalité politique, non de l’inégalité naturelle.
En conclusion du Discours II, Rousseau affirme donc que l’inégalité morale (ou politique) « est contraire au Droit naturel », dont le contenu est rationnel. Et c’est cette contradiction qu’il met en exergue dans le préambule du Livre I du Contrat social, lorsqu’il dit que « L’homme est naturellement libre, et partout il est dans les fers… ». Cette liberté naturelle, antérieure à l’artifice politique du contrat, est bien celle qu’affirme avec force le paradigme du Droit naturel. Si donc l’auteur dénonce l’état civil – avant le contrat qui va rendre légitime les rapports de commandement-obéissance – comme un état d’aliénation, c’est parce que dans un tel état, les droits naturels sont piétinés par des institutions politiques illégitimes.
Vous voyez donc, Monsieur, que chez Rousseau l’ordre social et politique se construit contre la Loi de nature (ou le Droit de nature). L’ordre social « est un droit […] qui ne vient point de la nature » (livre I, chap. 1) ; au contraire, il doit être « fondé sur des conventions ». L’histoire nous montre d’ailleurs qu’il est arbitraire de faire passer pour naturelles les institutions humaines, qui sont forcément politiques. Ainsi, contre l’inégalitarisme antique d’inspiration esclavagiste, Rousseau écrit : « aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable » (Du contrat social, Livre I, chap. 4). Vous et moi, nous sommes soumis à une autorité politique, mais celle-ci n’est pas naturelle : elle est instituée.
C’est donc pour déterminer les conditions de légitimité des institutions politiques, que Rousseau a dû recourir à la catégorie « Droit naturel ». Dans le Contrat social, l’expression apparaît deux fois : d’abord lorsque le gouvernement féodal est jugé contraire aux principes du « Droit naturel » (livre 1, chap. 4). Ensuite lorsque l’auteur nous dit que l’homme doit nécessairement jouir de ses « droits naturels » ; lesquels droits naturels constituant les « bornes » du pouvoir souverain (livre 2, chap. 4). En leur qualité d’hommes et non en tant que sujets soumis à la loi, les citoyens doivent jouir de leurs droits naturels.
Au demeurant, si le contrat rousseauiste apparaît également (je dis également, parce que c’est d’abord un acte d’association) comme un acte de soumission à la volonté-loi du souverain (le peuple en corps), c’est parce que l’entrée dans la communauté politique suppose une négation du « Droit de nature » (ou de la Loi de la nature). En fait, pour Rousseau, la Nature ignore le droit et la dignité, et ne peut donc nous servir de référentiel lorsque nous avons à fonder le pouvoir politique. Sans la négation de la Loi de la Nature, on ne voit pas comment l’ordre politique pourrait nous éloigner de la situation de l’animal dont le comportement est justement dicté par cette Loi. Lorsque le loup mange l’agneau, dans une fable de La Fontaine (Fables, Livre 1, 10), c’est la loi de la nature qui se donne à voir. On dira que c’est injuste, parce que les raisons que le loup brandit sont contraires à la Raison. À travers cette fable qui met en scène des animaux, La Fontaine s’adresse en fait à l’homme. Et c’est pour nous faire comprendre que la communauté politique doit se construire par négation de la Nature et de sa (ses) loi(s). Dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, le philosophe de Königsberg, Kant, ne disait-il pas que « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître ».
Je continue avec des exemples pour mieux faire comprendre mon propos : dans l’océan, les poissons les plus grands se nourrissent des petits poissons ; dans la forêt, les lions se nourrissent des gazelles et des antilopes ; dans l’affrontement physique entre deux personnes, le plus faible s’incline devant le plus fort ; dans les rapports sociaux quotidiens, l’homme est tenté de faire passer ses intérêts avant ceux d’autrui, et s’il ne se comporte pas de la sorte, c’est parce qu’il écoute la Raison. Dans tous ces cas, c’est la Loi de la nature (entendue au sens physique) qui se donne à voir. Celle-ci dicte à l’homme des conduites qui sont contraires au maintien de l’ordre social et politique. C’est pourquoi, estime Rousseau, le Droit de nature (la loi de la nature) n’est pas à proprement parler un droit.
Quand un bandit armé vous contraint de lui donner votre bourse et que vous vous pliez à cette injonction, votre comportement, comme le sien, est dicté par la Loi de la nature. Acte « de nécessité », nous dit Rousseau, parce que contraire à votre volonté. Mais il est aisé de constater que ce comportement est contraire aux principes du « Droit naturel ». Car le droit naturel voudrait que la victime ne soit pas contraint à un acte contraire à sa volonté et, donc, qui nie sa liberté. De même, le Droit naturel voudrait que le bandit ne fasse pas à son semblable quelque chose qu’il ne voudrait pas que son semblable lui fasse. C’est pourquoi Rousseau opère, dans son système politique, une distinction entre le « Droit naturel » et le « Droit de nature » (ou la loi de la nature). Le Droit naturel renvoie à la reconnaissance du caractère intouchable, imprescriptible, inaliénable de tous ces droits originaires que l’homme possède naturellement, du simple fait qu’il est né homme, et qu’aucune autorité politique ne peut lui ôter, légitimement.
Je pense avoir assez dis sur cette difficile question, parce que les notions de « droit » et de « nature », tout comme le qualificatif « naturel » sont équivoques. En Droit, en philosophie et en anthropologie, il arrive que ces notions revêtent des significations différentes, voire opposées ; en fonction des postulats et des ambitions théoriques des auteurs. Dans son article « Droit naturel » publié dans l’Encyclopédie (1755), Diderot avertissait sur la délicatesse de cette question en ces termes : « L'usage de ce mot est si familier, qu'il n'y a presque personne qui ne soit convaincu au-dedans de soi-même que la chose lui est évidemment connue.[…] C'est ici que le philosophe commence à sentir que de toutes les notions de la Morale, celle du droit naturel est une des plus importantes et des plus difficiles à déterminer ». Si j’ai tenu à rappeler ces lignes de Diderot – un penseur qui ne galvaudait pas son intelligence en formules creuses et simplistes -, c’est pour vous demander de m’excuser, cher ami, si vous trouvez que j’ai bâclé mon sujet.
Je suis de tout mon cœur, et avec reconnaissance et amitié !

Samba DIAO. Sociologue-Politiste/ Professeur de Philosophie au Lycée de Mpal. Auteur de « Comprendre Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau » (Harmattan, 2015)


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