Dans certains pays on meurt pour sauver le patrimoine
Chez nous tout au contraire on s’emploie à le faire mourir
Et même si l’on n’est pas aigri pour autant
L’on ressent tout de même une profonde amertume
De voir notre île jadis si belle et si coquette
Traitée comme une malpropre ou comme une souillon.
Sans être désespéré l’on peut bien se sentir frustré
Voire déçu, désabusé et même en colère.
Ah ! quelle inconscience, quel manque de respect
Pour ce lieu de mémoire si chargé d’histoire
Qui fut en son temps une capitale magistrale
Centre du bon goût de l’élégance et de la civilité !
Ses habitants aux mœurs et coutumes raffinés
Vivaient alors dans une ambiance de sérénité
De paix de tranquillité et de convivialité.
Mais aujourd’hui que reste t-il de tout cela ?
Que reste t-il de l’air pur et de la fraîcheur marine
De la propreté du calme et du bien-être
De la douceur de la beauté et de la poésie
Qui imprégnaient les coins et les recoins de l’île ?
La réponse est là sous nos yeux, brutale, violente :
Le bruit et la fureur ont pris possession des lieux
Et la féérie a disparu faisant place à la frénésie.
Autrefois comparée à Venise la sublime
L’île de Ndar est à présent pire qu’une favela
Où la saleté le dispute aux mauvaises odeurs
Mais aussi au désordre et au charivari.
Les rues sont envahies par les ordures et les déchets
De même que les quais asphyxiés par la puanteur.
Dès les premières lueurs de l’aube le pont Faidherbe
Est pris d’assaut par une vrombissante armada
D’automobiles de tous calibres et d’engins à deux roues
Qui se ruent avec fureur su l’île encore endormie
Qui devient alors terrain de jeu et piste de rallye
Et qui subit la loi de ces chauffards ivres de vitesse
Semant partout la pagaille et l’insécurité.
Les malheureux piétons terrifiés et traumatisés
Arpentent la peur au ventre les rues encombrées
Se sentant menacés et leur vie en danger
Car nul n’est à l’abri d’un accident provoqué
Par l’un de ces pyromanes qui se croient tout permis.
Et ainsi chaque jour l’île gémit et se tord de douleur
Sous les coups de boutoir de ces fous iconoclastes
Qui violent son espace et le piétinent avec hargne
Comme s’ils voulaient la faire disparaître à tout jamais
De la surface de la terre et de la mémoire des hommes.
Il faut aller sur l’île pour se rendre compte
Que l’automobile est une invention néfaste
Bruyante, polluante, déshumanisante
Lorsqu’elle entre les mains de gens sans éducation.
L’on ne peut s’empêcher d’être triste et désolé
Face au spectacle de ces milliers de taxis jaunes
Pareils à de menaçants scarabées géants
Qui matin et soir tournicotent autour de l’île
Polluant l’atmosphère de leurs fumées toxiques
Klaxonnant à tout bout de champ sans aucune raison.
Et que dire des autobus et des camions déglingués
Qui peinent à se frayer un chemin dans les rues étroites
De ces engins aux noms si rébarbatifs
Ces dangereux tchak-tchaks et ces jakartas
Qui roulent toute la journée à tombeau ouvert
Et la nuit éblouissent les passants de leurs phares aveuglants ?
Pourquoi tant de mépris et tant d’ingratitude
Tant d’indécence et de vulgarité à l’égard de cette île
Qui devrait pourtant être protégée, chérie, adulée
En raison de ce qu’elle est et de ce qu’elle représente ?
Pourquoi ces bâtiments abandonnés ces trottoirs défoncés
Où l’on vient se garer avec tant d’insolence et de morgue ?
Pourquoi cette place publique rasée ces arbres déracinés ?
Pourquoi toutes ces ordures jetées dans ce beau fleuve
Qui après avoir enlacé l’île de ses bras langoureux
Va se jeter dans l’océan qui l’attend ?
Pourquoi veut-on souiller l’âme de cette île bénie ?
Ô Seigneur, Dieu Suprême écoutez notre prière
Nous qui souffrons de la voir bafouée, martyrisée
Piétinée, dénaturée, saccagée, émasculée !
Sauvez l’île de Ndar du désordre et de l’anarchie
Préservez-la du chaos et de l’anomie
Faites qu’elle redevienne ce qu’elle était jadis :
Une terre d’hospitalité et de convivialité
Une cité d’amour et de générosité
Un havre de paix où régnait une saine tranquilité.
Seigneur chassez loin de Ndar le malheur et la chienlit
Éloignez d’elle la tristesse et la désolation
Afin qu’elle retrouve le sourire et la joie de vivre
Qu’elle soit auréolée de lumière et de grâce
Qu’elle s’illumine à nouveau de beauté printanière
Et qu’elle brille de mille feux comme un bijou précieux.
Poètes qui aimez l’île de Ndar et qui la chérissez
Affûtez vos plumes et ciselez vos mots
Faites de la poésie votre mur des lamentations
Qu’à travers vos vers l’île se pare de lumière
Et qu’elle reste immortelle pour les siècles des siècles !
Louis CAMARA Écrivain et poète Lauréat du prix du Chef de l’État pour les lettres.
P. S : Ce poème n’est peut-être qu’une utopie mais même si l’île de Ndar venait à disparaître (ce qu’évidemment je ne souhaite pas !), il restera comme unhommage à sa splendeur car la poésie seule a le pouvoir de résister à la barbarie. Tant que l’île de Ndar ne sera pas réhabilitée, son patrimoine matériel et immatériel revivifié, ni le tourisme ni la culture, ces secteurs clés de l’économielocale ne se développeront jamais. Et Saint-Louis poursuivra sa lente agonie, sa tragique descente aux enfers.