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«Ils se sont battus pour des droits qu’on leur refusait»

Mercredi 28 Mai 2014

173 Africains ont été mobilisés pendant la Grande Guerre. DR
173 Africains ont été mobilisés pendant la Grande Guerre. DR
Bakary Kamian, 86 ans, est le doyen et le plus réputé des historiens du Mali. Des « recrutements forcés » à « la rancœur » des tirailleurs de retour, il explique qui étaient les combattants ouest-africains de la guerre de 1914-1918, les conditions de leur recrutement, les rébellions et le souvenir laissé par cet épisode dans la mémoire collective malienne.

À quand remonte la création de ceux que l’on appelle les tirailleurs sénégalais ?

C’est un corps de troupe qui a été formé par Faidherbe (militaire et administrateur colonial français, ndlr), gouverneur du Sénégal de 1854 à 1865. Il a mis en place une armée locale pour éviter de faire venir des soldats français en Afrique, et pour éviter l’hostilité de la bourgeoisie française. Il a donc créé un premier régiment de tirailleurs sénégalais en 1854, et en 1857 il a créé le bataillon des tirailleurs sénégalais pour lutter contre El Hadj Omar (souverain musulman né dans l’actuel Sénégal, qui a combattu pour l’islamisation de l’Afrique de l’ouest et contre l’empire colonial, ndlr). Ce bataillon faisait appel à des anciens esclaves : pour être libérés, ils devaient passer quinze années dans l’armée coloniale, après quoi une pension leur était donnée. Le 21 juillet 1858, Napoléon III signait le décret de Plombières, officialisant la création de ce bataillon des tirailleurs sénégalais. Parmi ces esclaves, il y avait beaucoup de Maliens qui étaient alors à Saint-Louis ou à Dakar. Leur langue a d’ailleurs perduré dans l’armée française, et le bambara est devenu la langue de tous les Africains noirs mobilisés dans l’armée coloniale française de 1857 jusqu’à 1960, date des indépendances des pays africains. Il fallait une langue, c’est le bambara qui a été choisi. Pendant cette période, on a essayé de créer des tirailleurs soudanais, des tirailleurs dahoméens (le Dahomey correspond à l’actuel Bénin, ndlr), des tirailleurs de Guinée, mais finalement, à partir de janvier 1900, on a rassemblé tous les soldats recrutés sur le sol africain sous l’appellation « tirailleurs sénégalais ». C’est aussi pendant cette période que toutes les troupes noires ont participé, en tant que tirailleurs, aux deux guerres mondiales.

Comment les tirailleurs se sont-ils retrouvés sur les champs de bataille de la Grande Guerre ? Comment ont-ils été recrutés ?

Il faut d’abord tenir compte des forces en présence : la France avait la possibilité de rassembler 4 millions d’hommes, l’Allemagne 6 millions et l’Autriche-Hongrie 1,4 million. La France était donc en position de faiblesse, il fallait compléter les effectifs militaires. Mangin (général français, ndlr), qui a travaillé ici au Mali et a suivi Archinard (général français qui a conquis les territoires correspondant au Mali actuel, ndlr) pendant tous ces combats, a vu la bravoure des soldats soudanais (du Soudan français, nom donné à l’époque à ce territoire, ndlr). Il en avait d’ailleurs recruté 160 pour sa fameuse expédition sur le Nil, pour contrecarrer les projets britanniques (en 1898, pendant la crise de Fachoda, dans l’actuel Soudan du Sud, ndlr).

Il avait donc gardé le souvenir du courage de ces soldats…

Il pensait qu’avec ses 12 millions d’habitants, l’Afrique occidentale pouvait être mobilisée et fournir 10 à 12 000 hommes par an pendant quatre ans, c’est-à-dire au moins 40 000 hommes. Cela a commencé par des départs volontaires : Mangin a parcouru toute l’Afrique occidentale française, il a rencontré 85 378 notables représentant neuf millions d’habitants. Il a proposé une Force noire, qui n’était pas du goût des Allemands ! Lorsqu’il a commencé, en 1908, à parler de cette Force noire, les journaux allemands ont estimé que ce serait une insulte que la France fasse venir ces hordes noires sur les champs de bataille européens, ils ont protesté et parlé de « troupes anthropophages » !

Cela signifie donc que le recrutement des tirailleurs a commencé bien avant le début de la guerre en 1914…

Dès 1910, le Conseil supérieur de la Défense, avec le général Delacroix, a donné son autorisation à Mangin pour créer cette Force noire. Pour cela, Mangin a rappelé l’utilisation des Noirs dans les troupes qui ont dominé la Méditerranée : des Arabes sur le sol espagnol aux Romains en Afrique du Nord, jusqu’aux Pharaons en Égypte et aux dynasties musulmanes qui ont régné en Syrie et Arabie saoudite. Il a pensé que tous ces gens avaient utilisé des Noirs qui avaient donné pleinement satisfaction. En 1910, Mangin a donc eu l’autorisation de constituer sa force. En 1911, il avait déjà pu rassembler 12 000 hommes. À la veille de la guerre, ils étaient une vingtaine de milliers. Mangin pensait que si on lui en donnait la possibilité, il pourrait recruter en AOF 250 000 à 500 000 hommes ! Pendant la Première Guerre, il a finalement mobilisé 173 000 Africains.

Comment ces combattants ont-ils été recrutés par Mangin ? Il s’est d’abord appuyé sur des notables locaux ?

Au départ, il s’agissait d’un engagement volontaire. Mais comme ce n’était pas suffisant, il a fallu le faire par la force, par la coercition. Ces recrutements forcés ont provoqué des mouvements insurrectionnels un peu partout en Afrique occidentale, que ce soit au Sénégal, en Guinée, ou ici au Mali dans la région de Beledougou, dans le pays bobo, dans le pays marka, au Burkina Faso. À l’époque, Mali et Burkina étaient intégrés dans le Haut-Sénégal et Niger (devenu ensuite le Soudan français, ndlr), la colonie française la plus importante dans le monde avec une superficie de trois millions de kilomètres carrés, et cinq millions d’habitants. Ces rébellions ont duré plusieurs mois. Par exemple la rébellion du Beledougou (centre de l’actuel Mali, ndlr), a mobilisé environ 6 000 hommes. Le lieutenant Caillé a été envoyé pour mater cette rébellion, et cela a pris quelques mois. Le 16 juin 1915, le chef de la rébellion du Beledougou, Koumi Diossé, s’est suicidé avec son fils et la rébellion s’est éteinte.

Ces rébellions ont fait combien de morts ?

Environ 2 à 3 000 morts pour cette rébellion. Il faut ajouter que pour les révoltes du Bobo et du Marka, qui concernent le Burkina et le Mali, les rebelles étaient autour de 600 000, couvrant la superficie de huit départements français. Certains préféraient s’enterrer vivants plutôt que de se rendre. Il y a eu une lute féroce, les gens se sont battu pendant huit-neuf mois. On a pu dénombrer 7 à 10 000 tués, officiellement, du côté de l’administration. Du côté des rebelles, il faut compter 15 à 25 000 tués pour les territoires du Mali et du Burkina Faso actuels. Il y a aussi eu d’autres révoltes au Bénin, dans l’Atakora, et au Niger, avec les Touaregs.

Toutes les régions n’ont pas été mises à contribution par le colonisateur…

Les hommes du nord du Mali, les Touaregs, les Arabes, les Kounta, n’ont pas été mobilisés. Il n’y a pas un seul ancien combattant nomade. Ils n’ont pas été recrutés, les Français ont préféré les laisser de côté parce qu’ils avaient peur des rébellions. Mais des rébellions se sont quand même produites en 1915, dans la région de Gao, là où se trouve l’actuelle frontière avec le Niger.

Contrairement aux tirailleurs qui se sont engagés volontairement après les deux guerres mondiales, les tirailleurs de 14-18 n’étaient pas fiers de se battre sous les couleurs de la France, ils ne se sentaient pas du tout Français…

Pour la guerre d’Algérie, il y a eu ceux qui faisaient leur service obligatoire et il y a eu des engagés volontaires. Mais pendant les deux guerres mondiales, c’était vraiment des recrutements forcés. Ces hommes sont partis par la force. Ils ont été transplantés dans des conditions particulières, ils ne connaissaient ni la langue ni la géographie du pays. Ils ont subi le climat, la pluie, la neige, le froid, qui les ont souvent empêchés de se battre. Blaise Diagne (né dans l’actuel Sénégal, premier député africain à siéger à la chambre des députés française, ndlr) qui défendait les tirailleurs sénégalais, disait que le responsable de cette boucherie était Mangin, parce qu’il avait envoyé des gens qui n’étaient pas habitués à ces températures au suicide.

Qui étaient ces tirailleurs, comment ont-ils été choisis ?

Parmi tous ces engagés volontaires obligatoires, il y avait surtout des gens de classe basse, des esclaves d’origine. L’esclavage a été aboli en AOF en 1908 par le gouverneur général : ce sont surtout ces anciens esclaves qui ont été poussés dans l’armée. Les gens de caste, les griots, les forgerons, les artisans ont également été envoyés. Les grandes familles sont restées à l’écart. On a aussi obligé certains chefs de canton, certains chefs locaux, à encourager l’engagement des chefs en leur donnant des galons une fois qu’ils seraient sur le territoire français.

Qui a procédé à ces choix ?

L’administration française demandait aux chefs locaux de fournir des hommes. Lorsqu’on demandait à un chef de fournir cinq soldats, il donnait des gens de basse condition plutôt que de donner ses propres enfants. Mais cela a permis, quand même, aux gens de différentes régions du Mali de se connaître, de mieux s’apprécier et de comprendre qu’ils étaient du même pays, qu’ils avaient les mêmes problèmes et les mêmes intérêts à défendre. Ils ont ainsi pris conscience qu’ils étaient allés se battre pour la liberté, l’indépendance, la dignité et les droits de l’homme, mais qu’on leur refusait ces mêmes droits sur le propre territoire !

Ce qui a préparé, en quelque sorte, la suite et les guerres d’indépendance…

Oui, cela a préparé les guerres d’indépendance, d’autant plus qu’en réalité, pendant la Première Guerre mondiale, 217 000 soldats ont été donnés. Sur ce total réel, 28 000 ont été tués, dont 11 403 Maliens. Parmi eux, 2 588 sont morts sans plaque d’immatriculation, dont 140 Maliens qui n’ont pas pu être reconnus. Il n’y a pas un seul département français qui ne soit mouillé du sang des Maliens. Dans tous les départements français sans exception, il y a des Maliens qui sont tombés.

Comment la France a-t-elle récompensé ces engagés volontaires obligatoires ?

On a donné des pensions de guerre, insuffisantes. Ces pensions étaient si faibles qu’elles ne couvraient pas les frais du voyage entre le village où certains vivaient jusqu’au chef-lieu, où il fallait se rendre pour toucher la pension. Il aurait fallu la doubler pour assurer le déplacement ! Ce sont des sommes modiques qui ont été données.

Comment s’est passé le retour au pays des tirailleurs de la Grande Guerre ?

Il s’est souvent passé dans des conditions difficiles, parce qu’ils étaient conscients qu’ils étaient allés se battre, et ils n’acceptaient plus de vivre dans les mêmes conditions qu’à leur départ. Ils ne voulaient plus être des sujets, des gens corvéables à merci. Ils avaient besoin de la liberté. Ils étaient allés défendre la liberté à l’extérieur, ils la voulaient à présent pour eux-mêmes. Ils n’acceptaient plus le travail forcé, les provocations des commandants de cercle et des gardes de cercle. Le régime colonial outrancier devait prendre fin.

Mais malgré tout, déjà en 1935, on a commencé à envoyer des équipes de travailleurs en France. À ce moment, on prévoyait une Seconde Guerre mondiale, et un certain nombre de contingents ont été envoyés : 33 000 Maliens devaient être acheminés vers la France, dès 1938, pour travailler en métropole et combler le déficit de main d’œuvre. Il y avait aussi des Ouest-Africains, des Malgaches, des Indochinois… Si j’ai bonne mémoire, lors de l’armistice de 1918, il y avait 600 à 604 000 hommes de troupe, ressortissants de l’empire colonial français : Algérie, Maroc, Tunisie, Madagascar, l’Afrique occidentale française, l’Afrique orientale française, l’Indochine. Il faut aussi ajouter plus de 130 000 hommes venus comme travailleurs, pendant la guerre.

L’Afrique a fourni des hommes, elle a aussi été sollicitée sur le plan matériel…

Nous avons également fourni du bétail. Le Mali, le Sénégal et Madagascar devaient fournir en 1915-1916 environ 150 000 bœufs qui étaient abattus notamment à l’abattoir moderne de Lindiane, près de Kaolack au Sénégal, pour faire de la viande congelée. Il y avait aussi besoin de peaux. On a mobilisé toutes les ressources : l’arachide, les peaux, les huiles, le matériel, les hommes, on a tout mobilisé ! On a tout demandé aux familles, ce n’était pas facile. En 1917, toute la récolte annuelle a été mobilisée au service de l’armée coloniale. Or en 1915-1916, il y avait eu au Mali une grande famine, qui avait décimé 300 000 personnes. La famine était due à la sécheresse persistante, aux vols des criquets, aux incendies des récoltes et aux réquisitions : le coton, le dah (bissap, ndlr), le mil, le sorgho, le bétail, tout a été mobilisé pour la défense nationale. C’est pourquoi, après la guerre, en 1922-23, lorsque les Français ont pris conscience de tout ce qu’avaient apporté les colonies, un plan de développement des territoires d’outre-mer a été mis en place pour moderniser les territoires : voix ferrées côtières, voies de pénétration, développement de routes et de certaines infrastructures.

Quel souvenir la Grande Guerre a-t-elle laissé dans la mémoire collective au Mali ?

Le Mali a fourni pendant cette guerre 56 à 60 000 hommes sur les 217 000 Africains qui sont partis. Sur les deux guerres mondiales, le Mali a représenté 24 % des tirailleurs sénégalais. Ensuite vient le Burkina, 20 %, puis la Côte d’Ivoire et le Sénégal, 15 % chacun, la Guinée 12 %, le Dahomey (actuel Bénin, ndlr) 8 % et le Niger 4 %. Les populations ont été traumatisées. Beaucoup de combattants ne sont pas revenus, beaucoup ont été tués. Ils ont participé à de grands combats et ont aussi été envoyés dans des missions qui ressemblaient à des sacrifices : par exemple dans le Somme, pour protéger les voies d’accès vers Paris et empêcher l’ennemi d’y pénétrer. L’Allemagne avait envoyé là-bas des troupes d’élite, il y avait le général Rommel, qui fut plus tard l’un des meilleurs chefs de guerre de la Seconde Guerre mondiale. Eh bien beaucoup de Maliens se sont retrouvés face à lui. Le capitaine N’Tchoréré, un Gabonais, a été tué le même jour que son fils, qui était caporal (à Eraine, en 1940, lors de la Seconde Guerre mondiale, ndlr). Ils ont été tués à cinquante kilomètres l’un de l’autre, à l’embouchure de la Somme.

Les tirailleurs sont revenus avec des récits très durs…

Ils avaient pris conscience des sacrifices effectués. Lors de la bataille de Notre-Dame-de-Lorette, à la frontière avec la Belgique, ils ont même combattu lorsque les Français ont refusé d’aller se battre (102 000 soldats sont morts lors de cette bataille, la seconde bataille d’Artois, en mai-juin 1915, ndlr). Les Maliens ont vécu ça comme une période tragique de leur histoire. Leurs fils, leurs maris, étaient allés se battre pour une guerre par laquelle ils ne se sentaient pas concernés. Et les récits ont fait état de conditions invraisemblables : sous la neige, sous les bombes, sous les mines… Il y avait alors l’égalité devant la mort, mais dans la vie quotidienne, leurs conditions n’ont pas été améliorées. Les anciens combattants en ont conçu de la rancœur.

RFI.FR


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