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Et Dieu sauva Saint-Louis | Par le Professeur Mary Teuw Niane |

Lundi 20 Février 2012

Et Dieu sauva Saint-Louis | Par le Professeur Mary Teuw Niane |
Le Canal de Délestage

Baye Boli Sarr était assis au bord du Canal de Délestage de la Langue de Barbarie du côté de l’Hydrobase. Il ne se souvient plus de l’époque où il prit l’habitude après la prière de takusaan de venir s’asseoir sur la crête d’une petite colline, quelques kilomètres après l’hydrobase. C’est là où il poursuivait sa méditation sur beaucoup de sujets. Il ne ratait jamais la féerie des lumières qu’offrait la nature, entre ciel et océan, au crépuscule. De partout jaillissaient des gerbes scintillantes, des pépites de feu, des vagues braises ardentes qui s’épandaient et s’émiettaient en multitudes de flocons argentés et d’étincelles. La plage se chargeait brusquement de pierres précieuses et le ciel se tapissait de fils d’or. A l’horizon, la boule de feu encore suspendue au dessus de la mer, se métamorphosait sous ses yeux en un disque d’argent et d’or aux reflets bleutés. A chaque fois, il espérait que le lendemain il serait plus vigilant pour capturer ce moment unique où le soleil se figeait en une énorme pièce d’or. Comme suspendue à un fil invisible, elle était très rapidement engloutie au loin par la mer.

Depuis le perçage du canal de délestage, la petite colline avait disparu, balayée par la furie des eaux. Baye Boli Sarr avait changé plusieurs fois d’observatoire. Au début, il s’amusait à compter le nombre d’arbres sur l’autre rive, à repérer les touffes d’herbes. Puis petit à petit, de jour en jour, de mois en mois, l’autre rive s’échappait définitivement à son regard ; elle était devenue très floue, il n’arrivait plus à en distinguer le moindre détail. Il était inquiet de l’élargissement inexorable et incontrôlé de cette brèche. Il était subjugué par la force des courants qui, à vue d’œil, laminaient les berges du chenal.

L’intellectuel des pêcheurs

Baye Boli Sarr avait la soixantaine dépassée. Petit bout d’homme noir à la chevelure blanche, il aimait porter un caftan blanc fait d’un tissu léger en coton. Ses vêtements étaient toujours d’une propreté parfaite. Il parlait un français académique, dans une voix saccadée, un peu brutale. Né à Ponndo Xolle dans le village de Gettu Ndar, il arrêta les classes après avoir obtenu son Brevet d’Etudes Elémentaires. Il aimait rappeler qu’il avait eu de la chance car la plupart de ses congénères abandonnèrent l’Ecole avant la classe de sixième.

Pêcheur, il avait un goût prononcé pour la lecture, les discussions sur des sujets de toute sorte et une curiosité presque morbide ; on le raillait en susurrant qu’il voulait tout savoir. En pleine mer, il arrivait qu’il disséquât de petits poissons ; ses compagnons le regardaient avec beaucoup de sympathie et une certaine compassion. Sa science était reconnue, ses prédictions sur les zones poissonneuses étaient presque infaillibles ; il disait que le sens des courants marins, la température et le goût de l’eau, l’orientation du vent, la saison et son intuition étaient le fondement de son analyse de la dynamique des bancs de poissons. Petit à petit face à la razzia des ressources halieutiques de nos côtes par des chalutiers venus d’Europe et d’Asie, il était devenu un féru des questions de l’environnement et de l’écologie marins ; il pensait que le pêcheur devrait être le principal protecteur des ressources marines. Il prit l’habitude d’aller à la direction régionale de la pêche de Saint-Louis, consulter les statistiques des prises par espèces. Des espèces comme la daurade rose étaient en voie d’extinction, les pêcheurs pour les capturer, passaient la frontière et se retrouvaient souvent pris par les gardes-côtes mauritaniens qui étaient aux aguets. Les saint-louisiens raffolent de ceebu jën à la daurade rose ; c’est la mort dans l’âme qu’ils se sont reconvertis au ceebu jën au coof qui est le plat vedette des dakarois.

Baye Boli Sarr, était devenu l’intellectuel de la communauté des pêcheurs de Gettu Ndar. A force d’observations, d’études, de rencontres et de visites, grâce à sa curiosité à l’affût de tout, il avait une connaissance incomparable de la faune et de la flore de nos côtes et même de leurs modes de reproduction. Il aimait citer les poissons, comme le njaane, qui avaient besoin de remonter le fleuve Sénégal pour se reproduire.

Euréka !

Très jeune, pendant les grandes vacances, lorsqu’il accompagnait ses aînés à la pêche au large de l’océan Atlantique, Baye Boli Sarr s’était rendu compte que la barre était un danger pour les pêcheurs ; elle les épuisait et détériorait fortement leur matériel. Il réfléchissait à l’idée que les pirogues pouvaient aller au large et rentrer sans devoir traverser cette barre. Une première solution lui vint à l’esprit : il fallait passer par l’embouchure du fleuve Sénégal. Très vite il comprit pourquoi les pêcheurs l’empruntaient si peu ; elle était trop éloignée du village de Gettu Ndar et le coût en carburant était exorbitant. Baye Boli Sarr avait entendu les vieux raconter que l’embouchure a été pendant un moment du côté de l’hydrobase. Ils disaient aussi que la mer était tellement éloignée du village qu’il fallait, pour l’atteindre, emporter avec soi de l’eau pour éviter d’avoir soif avant d’y arriver.
Baye Boli Sarr alla à l’IFAN à la Pointe Sud, il y trouva des traités sur l’hydrologie fluviale et côtière, il les lit avec beaucoup d’attention. Il ne comprenait pas toujours tout ce qui était écrit mais grâce à son abnégation et à son ami Iba Diop qui était hydraulicien, il finit par percer la science que ces ouvrages contenaient. Sa surprise fut énorme lorsqu’il découvrit que non seulement l’histoire racontée par les vieux pêcheurs était vraie mais que cette Langue de Barbarie était instable. Plusieurs fois, il lui était arrivé de se briser pour se reconstituer. Comme Archimède, qui sortit de son bain, en criant Euréka ! Euréka ! Euréka ! Baye Boli Sarr, s’il n’avait pas déjà atteint l’âge adulte, aurait couru et sautillé dans tous les sens de Lodo à Gettu Ndar ; il aurait levé ses poings et, au son de sabar imaginaires, il aurait entonné un de ces bakk dont seul Abdourahmane Ndiaye Falang avait la maîtrise : il fallait rapprocher l’embouchure ! Donc creuser un canal à l’endroit le plus proche possible où la Langue de Barbarie pourrait se briser et trouver le moyen de garder ce chenal ouvert et navigable !

Baye Boli Sarr était devenu un partisan inconditionnel de la construction d’une brèche sur la Langue de Barbarie. Il se mit à convaincre les pêcheurs du village. Ses arguments étaient pertinents : économie de carburant, allongement de la durée de vie des pirogues et davantage de sécurité pour les pêcheurs. Au moment où il pensait avoir convaincu les pouvoirs publics, un fait nouveau se produisit : le barrage de Diama fut mis à l’eau. Baye Boli Sarr était très contrarié, il n’arrêtait pas de penser au sort des poissons qui avaient besoin du fleuve pour se reproduire. Il ne savait plus que dire. Ses cogitations ne prenaient pas en compte la construction d’un barrage. Quels changements pouvaient advenir ? Il ne savait plus. Il devint de plus en plus silencieux sur la question de la brèche. Cependant du fond du cœur, il se disait que c’était peut-être la solution.

Quand, il y a quelques années, au tout début du mois d’octobre, lorsque les pouvoirs publics surpris par l’ampleur des crues, ordonnèrent en catastrophe l’ouverture d’une brèche sur la Langue de Barbarie, Baye Boli Sarr fut un de ceux qui se levèrent pour soutenir sa nécessité et défendre son maintien. C’était son idée, Dieu venait de l’exaucer ; comme un lion, il se leva et farouchement s’opposa à tous ceux qui osèrent critiquer son Canal de Délestage.

Le temps des désillusions
Baye Boli Sarr était agacé par ces jeunes universitaires qui s’évertuaient à poser des multitudes de questions sans réponses et tout cela pour insinuer que peut-être, ce n’était pas la bonne solution ou que ce n’était pas le bon endroit. Quelles connaissances pertinentes pouvaient avoir ces jeunes qui ont tous grandi devant lui, qui n’ont jamais été à la pêche et qui à partir de simples formules griffonnées sur des feuilles blanches osaient mettre en doute la pertinence des décisions de l’Autorité ! Par dessus le marché, il ne voyait vraiment pas ce que des mathématiciens avaient à voir avec ces questions de dynamique de l’eau, de sédimentation et d’érosion côtière. Baye Boli Sarr n’y comprenait plus rien ; au lieu de s’occuper de calcul, ils font maintenant comme les philosophes, ils parlent de tout et de rien !

Il était aussi fâché contre son presque homonyme Baye Moctar, le très brillant journaliste de la Voix du Sud, qui chaque semaine faisait un reportage sur la brèche et ses conséquences sur l’environnement ; il savait que Baye Moctar était très écouté à Saint-Louis et ailleurs dans le pays. Baye Moctar n’avait surtout pas apprécié l’envahissement des berges du petit bras à partir de Siin jusqu’à l’Hydrobase par les femmes qui préparent les sali et le keccax : poissons bouillis, salés, grillés et séchés. Le spectacle pittoresque du balancement de multitudes de pirogues magnifiques sur le petit bras du fleuve était noyé dans des nuées de grosses mouches, des odeurs suffocantes sans parler des images répugnantes de berges polluées par des tas d’écailles, de têtes de poissons, de tisons éteints et des ordures de toutes sortes.

Saint-Louis, suspendue entre sa Langue de Barbarie, son Île, son Sor et ses nouveaux quartiers de Bango et de Ngallèle, don d’un Dieu amoureux de beaux paysages, de sites à la géométrie exceptionnelle baignés par des eaux abondantes et variées, n’eut que l’époque sombre de la colonisation pour s’épanouir. Puni de son irrédentisme politique par le Président Léopold Sédar Senghor que sa fibre poétique n’a pu attendrir, Saint-Louis a été cédé par procuration à des politiciens sans étoffes, dont les capacités intellectuelles et la vision étaient inversement proportionnelles à son envergure historique et à sa renommée. Baye Boli Sarr partageait cette amertume avec tous les doomu Ndar. Si la création de l’Université Gaston Berger et plus récemment la départementalisation étaient des actes fort appréciés, elles étaient loin de panser les blessures et les rancœurs de trente ans d’abandon et d’humiliation.

Aujourd’hui assis sur son observatoire, en face du chenal, bercé par le bruissement des courants et des alizés, Baye Boli Sarr était devenu circonspect, inquiet et quelque part, il se sentait abusé. Il partageait l’appel pressant des pêcheurs, pour stabiliser et baliser le chenal. Il avait vu des pêcheurs aguerris se noyer et leurs pirogues se briser dans le chenal. Il ne s’attendait pas à une telle violence destructrice. Il savait aussi que le Canal de Délestage avait changé les conditions de gestion du barrage de Diama et que la sécurité devenait critique en périodes de grandes crues. Il se demandait si les côtes maximales prévues pour la retenue du barrage pouvaient désormais être atteintes. Les insuffisances de niveau d’eau signalées dans la moyenne vallée, n’étaient-elles pas les conséquences indirectes du Canal de Délestage ? Dans le gandiolais, les cultures maraîchères subissaient les effets de la salinisation précoce des nappes. Des îles comme Dun Baaba Jeey, jellu mbaam et Kër Barka étaient menacées.

La pièce de monnaie

Baye Boli Sarr avait pris conscience de la nécessité quoi qu’il arrivât de préserver la Langue de Barbarie. Peut-on parler de Saint-Louis sans la Langue de Barbarie, se dit-il ? Tout d’un coup, au moment où pour la millième fois il se reposait cette question, ses paupières lâchèrent ; il vit défiler devant ses yeux une scène hallucinante : des hommes debout à côté d’un petit avion à la couleur blanche, il pouvait distinguer un homme blanc, probablement un arabe. C’est lui qui parla le premier. Il dit :
- Vous n’avez pas le choix, il faut couper le cordon collinaire de la Langue de Barbarie ; ainsi les eaux seront libérées et se déverseront dans la mer. Saint-Louis sera sauvée des inondations !

Un second homme, noir, l’air savant dit :
- Je suis d’accord avec Monsieur Hassan. La meilleure zone pour percer le canal est entre Goxu Mbaac et la Mauritanie, le fleuve est entrain de chercher, de ce côté, le contact avec la mer.

Il eut juste le temps de terminer sa phrase qu’un autre noir, lui rétorqua :
- Je ne suis pas d’accord avec toi ; je préfère qu’on creuse le chenal après l’Hydrobase. D’ailleurs, il y a beaucoup d’experts qui ont envisagé ce scénario.

Monsieur Hassan, regarda chacun de ses interlocuteurs, l’air sérieux, le ton impérial, il sortit avec dextérité une pièce de monnaie de sa poche et dit :
- J’associe pile à Goxu Mbaac et face à l’Hydrobase.

Il lança la pièce de monnaie ; elle fit plusieurs tours sur elle-même avant de tomber à ses pieds. Aussitôt, un petit cercle se forma, et en chœur, un seul mot s’exhala de ces poitrines d’hommes excités :
- Hydrobase !

Baye Boli Sarr sursauta, il s’était endormi pendant un court instant. Il ne savait plus si c’était un rêve ou tout simplement la réalité qu’il revoyait.

Et Dieu sauva Saint-Louis
Après une enquête qui aurait fait pâlir l’inspecteur Colombo de jalousie, Baye Boli Sarr échappa de justesse à une crise cardiaque lorsqu’il apprit que le Canal de Délestage devait initialement être creusé à Goxu Mbaac. Cette nouvelle avait fini par le désarçonner. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer avec tristesse ce qui aurait pu arriver : une partie de Goxu Mbaac emportée par les eaux, l’Île comme une pirogue échouée, ensablée, le petit bras asséché et le pont Faidherbe perché sur un fleuve de sable blanc.
• Remercions nos Saints dont les prières bénites restent nos intercesseurs auprès de Dieu pour nous sauver de la décision incompétente, dit Baye Boli Sarr, en passant sa main droite sur son visage !

Baye Boli Sarr, un peu las, se leva et ses mains croisées sur le dos, égrenant son chapelet, il reprit le chemin du village de Gettu Ndar.


Mary Teuw Niane, 2005


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1.Posté par Didi le 21/02/2012 22:07
C'est un beau texte. M. le Recteur aurait pu l'étoffer pour en faire un roman sur Saint-Louis, que d'aucuns se plairaient beaucoup à lire!!!

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